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Ce texte a été publié sur différents médias en ligne tant au Maroc qu’en Belgique
(Yabiladi, Le Desk et L’Echo)

Quelle commémoration pour les 60 ans des accords de main d’œuvre entre la Belgique et le Maroc en 2024 ?

Le 17 février 2024, il y aura 60 ans que la Belgique et le Maroc ont signé́ une convention bilatérale de recrutement de main d’œuvre. Cet accord a fait l’objet d’une commémoration en bonne et due forme à l’occasion de son quarantième puis de son cinquantième anniversaire en 2004 et 2014 respectivement. Compte-tenu de l’intensité́ des liens économiques, culturels et humains qui unissent les deux pays, il parait assez naturel que l’opération soit renouvelée en 2024 pour le soixantième.

Toutefois, il reste utile de s’interroger sur les motivations profondes d’un tel travail mémoriel et de revenir un instant sur les raisons pour lesquelles cet accord a pris une importance symbolique toute particulière dans les relations belgo-marocaines. Il faut peut-être tout d’abord rappeler que ce texte fut à peine commenté et médiatisé au moment de sa signature. Sa portée et sa vocation historiques échappaient probablement aussi en grande partie aux signataires qui en ont bouclé la négociation en quelques jours à peine. Le contenu de la convention, en réalité peu novateur car semblable en bien des points aux autres accords de même type signés par la Belgique à l’époque, ne sera connu du grand public que treize ans plus tard, au moment de sa publication – fort tardive – au journal officiel, le Moniteur belge.

Avant 2004, l’accord du 17 février 1964 n’avait d’ailleurs fait l’objet d’aucune attention mémorielle particulière. N’ayant ni le lustre ni l’ambition du Traité d’amitié du 4 janvier 1862 entre la Belgique du Roi Léopold Ier et le Maroc du Sultan Mohammed IV pour prendre ce seul exemple, l’accord de 1964 réunissait en réalité toutes les qualités pour connaître un destin de note de bas de page dans le long chapitre des relations entre la Belgique et le Maroc. Mais les choses vont prendre une toute autre tournure en 2004. Probablement inspirés par la commémoration des 50 ans de l’accord belgo-italien de 1946, un collectif de jeunes citoyens Belges d’origine marocaine se met en tête de reproduire l’exercice et de donner la place symbolique qu’elle mérite à la trajectoire de leurs parents en faisant revivre sur la place publique cet accord oublié.

La commémoration des 40 ans avait pour objectif conscient de redéfinir les termes du débat. Il s’agissait de rappeler que l’immigration marocaine en Belgique doit se concevoir comme une histoire de travailleurs, qui est aussi celle de leurs épouses et de leurs enfants. Il s’agissait avant tout de la réinscrire dans l’histoire sociale de la Belgique d’après-guerre. En d’autres mots, l’objectif était de résister autant que possible au framingproduit par le tournant du 11 septembre 2001 qui a conduit à réduire la complexité de ces parcours d’immigration de travail en provenance du Sud et de l’Est de la Méditerranée à une seule matrice : celle de minorités musulmanes prétendument inassimilées prises dans un clash des civilisations. La commémoration des 50 ans a amplifié cette perspective de reprise en main du narratif. En associant la commémoration des 50 ans au slogan « C’est du Belge »,  l’accent était mis à la fois sur l’ancrage local mais également sur la multiplicité des succès des Belgo-marocains et la diversité de leurs contributions au rayonnement de la Belgique.

Forts de ces rappels, comment faut-il appréhender la commémoration des 60 ans qui s’annonce en 2024 ? Sachant que le contexte d’aujourd’hui n’est plus celui de 2004 ni celui de 2014, quelle devrait être la philosophie générale d’une commémoration en phase avec les défis de son temps ? Nous lançons ici quelques propositions pour ouvrir le débat dans une perspective à la fois de continuité par rapport aux commémorations antérieures mais aussi dans une approche de changement avec l’idée d’un événement avec une forte orientation prospective.

Une première proposition pourrait certainement faire l’objet d’un large consensus assez rapidement. Elle consiste à rappeler qu’il devrait toujours s’agir d’une commémoration et non d’une célébration de l’accord de 1964. Contrairement à certains raccourcis trop rapidement empruntés, il ne devrait y avoir aucune ambigüité sur l’idée qu’il n’y a rien à célébrer, et encore moins à fêter, dans cet accord de main d’œuvre. L’accord de 1964 est tout au mieux un prétexte pour mener à bien un travail d’hommage, de rétrospective et de mémoire.

Deuxièmement, la commémoration devrait avoir une ambition multi-thématique. La dimension artistique et culturelle a, de façon très naturelle, dominé les autres en 2004 et 2014 et joué un rôle prépondérant. Toutefois, le vécu des Belgo-marocains a évolué au point qu’il est indispensable aujourd’hui de jeter les projecteurs sur les évolutions sur d’autres terrains au premier rang desquels le champ économique et social, le champ scientifique, sportif sans oublier les pratiques citoyennes qui pourraient donner une assise populaire à l’événement.

Initiée par des Belges d’origine marocaine, les commémorations précédentes se voulaient délibérément centrées sur la Belgique. Les parties marocaines ont été relativement peu associées. Or, il existe aujourd’hui entre les deux pays une société civile à la fois dense et composite qui ne se limite pas aux seuls descendants des travailleurs marocains résidant en Belgique. Une importante communauté de Belges s’est développée au Maroc et on dénombre des migrants de retour de plus en plus nombreux (Marocains de Belgique de retour au Maroc mais aussi dans une moindre mesure Belges du Maroc de retour en Belgique). Au-delà de ces groupes, il y a aussi beaucoup de « Belges de Belgique » et de « Marocains du Maroc » qui se sentent concernés par le rapprochement entre les deux pays. On ne compte plus aujourd’hui les initiatives de coopération décentralisées entre universités, syndicats, associations, centres culturels, maisons de jeunes, etc. Ce constat ouvre sur une troisième proposition qui vise à élargir cette commémoration pour qu’elle soit plus en phase avec cette diversité des parcours et éviter toute forme de nombrilisme communautaire. Il s’agit ici de se projeter dans une dynamique réellement multi-acteurs en ce sens que la commémoration donnerait la parole à toutes les parties prenantes intéressées et s’organiserait concrètement tant en Belgique qu’au Maroc.

A la différence des précédentes éditions, cette commémoration pourrait viser à ouvrir un nouveau chapitre centré sur l’avenir des relations belgo-marocaines et non pas simplement sur la relation du passé. Elle devrait s’inscrire dans une approche prospective et éviter toute nostalgie ou passéisme. Elle pourrait, par exemple, être l’occasion d’ouvrir un nouveau chapitre des relations partenariales entre la Belgique et le Maroc et constituer un moment opportun en vue de construire un plaidoyer pour une nouvelle relation d’entente basée sur des coopérations renforcées dans tous les domaines en ce compris sur les dossiers relatifs à la démocratie et à la protection des droits humains.

Dans cet esprit, la commémoration pourrait déboucher sur des initiatives innovantes comme un nouveau cadre de travail pour la coopération bilatérale basé sur un renforcement de la coopération décentralisée entre autorités locales. De nombreuses villes belges (Anderlecht, Liège, Molenbeek, etc.) ont des partenariats ou des jumelages avec des villes homologues au Maroc et la Région de Bruxelles-Capitale a noué en 2002 un accord ambitieux avec la Région de Rabat-Salé-Kenitra. Parmi les Belgo-marocains, ils sont aussi nombreux à développer des projets de partenariats comme Molengeek l’a fait récemment en ouvrant une antenne à Casablanca. Au Maroc, d’anciens étudiants diplômés de l’enseignement supérieur en Belgique ont récemment lancé le Cercle des Lauréats de Belgique. La coopération universitaire ainsi que la coopération technique et économique pourraient également profiter d’un moment de refondation ouvrant sur un horizon plus ambitieux.

Ces quelques propositions jettent quelques balises sur ce que pourrait être la commémoration des 60 ans de l’accord du 17 février 1964 dans sa philosophie et ses principes généraux. Reste aujourd’hui à ouvrir le débat le plus largement possible sur sa traduction dans le réel. Et donc de passer de la parole aux actes pour permettre aux acteurs de terrain d’incarner de manière cohérente ces ambitions en projets concrets.

Hassan Bousetta, Professeur associé à l’Université de Liège et chercheur FNRS

Hakima Darhmouch, Consultante en communication

Merouane Touali, Président du Cercle des Lauréats de Belgique au Maroc